[B5] L'héritage de l'Empire napoléonien
I. Napoléon Bonaparte, homme de l’ordre
Lorsqu’il accomplit son coup d’Etat à trente ans, Bonaparte a un but simple : mettre un terme à dix années de Révolution tout en garantissant les principaux acquis de cette Révolution. « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée : elle est finie. » Ces principes, ce sont les bases du nouveau droit public des Français ; et ces principes, Bonaparte ne les reniera jamais en dépit de toutes ses contradictions. Mais le retour à l’ordre, c’est aussi la création d’une administration centralisée et d’un régime politique dominé par l’exécutif. Pour ce faire, Bonaparte dicte une constitution, dite de l’an VIII (1799-1800). Il s’appuie sur un des grands constitutionnalistes de la Révolution, Sieyès (« une bonne constitution doit être brève et obscure »). Et en effet, la constitution de l’an VIII est brève. Elle se fonde sur la souveraineté de la Nation. Le principe de la souveraineté nationale n’est pas révoqué. Elle se fonde sur le suffrage universel, mais ce suffrage universel masculin (tous les hommes de plus de 21 ans) sera très peu sollicité. Le scrutin est indirect est sert à élire des listes de notabilités entre lesquelles Bonaparte peut choisir. L’exécutif est tout puissant. Il y d’abord trois consuls de 1799 à 1804, mais le second et le troisième sont inutiles ; tout le pouvoir appartient au premier. En 1804, le premier consul devient Empereur des Français. L’exécutif concentre tous les pouvoirs, le législatif est divisé : il n’y a pas moins de quatre assemblées. Le Conseil d’Etat prépare les lois. Le Tribunat discute les lois mais ne les vote pas. Le corps législatif vote les lois mais ne les discute pas. Enfin, il y a le Sénat (membres nommés par l’empereur). Surtout, Bonaparte invente une forme de consultation autoritaire du suffrage universel. Cette forme, c’est le plébiscite : sorte de référendum où la réponse est donnée d’avance par coercition. Bonaparte va ainsi continuer à se dire l’homme du suffrage universel en domestiquant ce suffrage universel. La souveraineté du peuple est réduite à une pure fiction. A partir du 2 décembre 1804 (le Premier Consul devient Empereur, voir le tableau de David), le régime évolue de plus en plus comme un monarchie aux formes républicaines. Bonaparte parle lui-même de quatrième dynastie. Il donne des titres à toute sa famille. On invente une saint Napoléon, fixée le 15 août pour faire coïncider fête religieuse et politique. On multiplie les éléments de décoration (aigles, abeilles). Bonaparte institue la légion d’honneur. Il ne lui manque qu’un fils pour que l’hérédité soit rétablie, hors Joséphine ne lui en donne pas. Il divorce et épouse en 1810 la fille de l’empereur d’Autriche qui lui donnera un fils en 1811, Napoléon dit « le Roi de Rome » ou encore « l’Aiglon ». Evolution monarchique, presque conservatrice du régime. Mise en place d’une administration centralisée comme la France n’en avait pas encre produite : âge des grands commis de l’Etat, grands juristes placés à la tête de l’administration, grands ministres au passé discutable (Fouchet à la police, Talleyrand aux relations extérieures car diplomate hors pair). Il invente les préfets, il réforme la justice et le FISC. Surtout il donne aux français des codes, on appellera ces codes les codes Napoléon. Code civil en 1804 toujours en place. Code pénal en 1810, beaucoup réformé et aboli par Robert Badinter. Code de commerce, codes de procédures. Tous les codes datent de napoléon. Le code civil est fondé sur une nouvelle conception de la société héritée de la Révolution. Les principes en sont simple : l’autorité paternelle ; le père peut même faire enfermer ses enfants. Second principe : l’autorité maritale ; le mari gère l’ensemble des biens de la famille. Incapacité juridique de la femme mariée, qui dure jusqu’au milieu du XXe siècle. Article 212 : le mari doit protection à sa femme, la femme doit obéissance à son mari. Filiation légitime nécessaire à tout héritage (cadre familial). Le code civil prévoit plusieurs régimes matrimoniaux mais favorise la dot (somme donnée en propre à la femme mais gérée par le mari). Il permet au père de favoriser l’un de ses enfants (« libéralités »). Néanmoins, tout enfant a droit à une partie de l’héritage. Il établit le droit de propriété : droit de jouir et de posséder des choses tant que l’on en fait pas un usage illégal (droit de propriété pleine et entière). Bonaparte rétablit en 1802 l’esclavage dans les îles des Antilles, de la Réunion et en Guyane. Quant au code pénal de 1810, il est fidèle aux principes de 1791 : il est fondé sur la légalité et la fixité des peines définies par avance mais est extrêmement sévère avec quarante-cinq cas de peine de mort. Bonaparte rétablit les peines corporelles. Il rétablit la marque pour les bagnards, le pilori et l’exposition publique pour les voleurs. Il réorganise la justice, supprime l’élection des juges, mais leur donne un privilège essentiel, l’inamovibilité (ne peuvent être renvoyés). Il met en place le système judiciaire que nous connaissons : tribunaux, cours. Il invente les juges de paix dans les cantons pour régler les délits ruraux. Bonaparte réorganise les finances pour plus d’un siècle. Il crée la banque de France, privée jusqu’au Front Populaire. Il crée le franc germinal en 1803 (ou franc-or). Il réorganise le budget de l’Etat avec quatre impositions dont trois existent toujours : impôt immobilier, impôt mobilier, patente (commerce) et « impôt sur les portes et les fenêtres » (ISF). Il institue aussi les bourses du commerce. Enfin, et pour plus d’un siècle, il rétablit la paix religieuse en France en instituant trois cultes reconnus à égalité : catholicisme (concordat avec le Pape), protestantismes (luthérien et réformé) et judaïsme plus tard. L’Etat français devient pluriconfessionnel mais pas laïque. Il reconnaît trois cultes. C’est ce régime que supprimera la loi de 1905. Bonaparte apparaît ainsi comme l’homme de l’ordre et son organisation administrative, ses codes demeureront quasi inchangés pendant tout le XIXe siècle, des pans entiers étant parvenus jusqu’à nous. C’est le principal héritage de la tradition impériale.
II. Napoléon Bonaparte, homme de la Grande Nation
Napoléon Bonaparte est l’homme de la guerre ininterrompue (sauf entre 1803 et 1804). C’est aussi l’homme de l’expansion territoriale indéfinie de la France. L’une des causes de la mémoire difficile de Bonaparte, c’est son impopularité à l’extérieur. Bonaparte est donc l’homme de la Grande Nation, et en cela il est bien l’héritier de la phase guerrière de la Révolution française. Cette idée de Grande Nation est fondée sur la théorie des frontières naturelles : Dieu ou la nature ont fixé des frontières naturelles à chaque peuple. Sous la Révolution : Pyrénées, Alpes et Rhin (donc incluant la Rhénanie et la Belgique). Pour Bonaparte : en 1810, l’Empire compte 130 départements, de Hambourg à Rome, en annexant une grande partie de l’Allemagne actuelle et le Nord de l’Italie. Cette guerre de conquête reste justifiée par des principes révolutionnaires. Partout où entrent les armées françaises, on abolit les droits féodaux, on supprime les ghettos, on proclame le code civil et les principes de la Révolution. Le code civil survivra longtemps dans les anciens pays occupés. Bonaparte organise autour de la France un système d’états satellites. Son frère est nommé roi de Hollande, un autre roi d’Espagne, un autre roi de Wurtemberg, tout comme ses généraux. Il y a chez Bonaparte, au sommet de sa gloire, une sorte de démesure. Les grecs appellent cela l’ubris, sorte de mégalomanie, volonté de dominer l’Europe et multiplication des invasions militaires. Mais ces guerres se retournent bientôt militairement contre l’Empereur (invasion de l’Espagne et du Portugal en 1809, fatale campagne de Russie en 1812 où périra la quasi-totalité de la Grande Armée). Bonaparte est allé jusqu’à Moscou, l’a occupée, mais ce sera sa perte. La conséquence de cette démesure, c’est que l’armée est au cœur du régime. L’armée est le moteur et l’outil d’une guerre sans fin qui a commencé en 1792 et qui ne finira qu’en 1815 (vingt-trois ans presque sans interruption). Les maréchaux d’Empire dominent la société française. Les généraux d’Empire, les simples soldats, tiennent une place considérable. On trouve aussi des troupes d’élites, comme la Garde. La société est en partie militarisée dans ce système semi dictatorial. Bonaparte crée même une noblesse d’Empire qui lui survivra. Mais l’armée, c’est aussi la conscription obligatoire. A la fin du régime, on enrôle de force des enfants de quinze ans, tués pendant la campagne de France. Désertions dans les montagnes. Saignée démographique très importante : un million d’hommes sont morts pendant les guerres. C’est enfin un désastre économique : Bonaparte tente d’imposer à toute l’Europe un blocus continental pour empêcher le commerce avec l’Angleterre, mais ce blocus ruine les pays satellites car il bloque leurs ports. Il reste de tout cela des souvenirs de gloire qui effacent le sang versé. Il reste beaucoup d’anciens combattants. Il en reste un certain chauvinisme français, car la leçon ultime de ces guerres de conquête, c’est que le nationalisme français s’est retourné contre la France, et l’on voit naître un nationalisme allemand, italien, espagnol, britannique (invaincu). En d’autres termes, Bonaparte a réussi à exporter l’idée de nation et à la retourner contre son propre pays vu comme un envahisseur.
III. Napoléon Bonaparte, héritier de la Révolution
Il y a une très grande ambigüité chez Bonaparte : il est à la fois le fossoyeur de la République (coup d’Etat), mais aussi le consolidateur des changements révolutionnaires. La Révolution est finie. La France napoléonienne apparaît comme la première synthèse durable entre l’Ancien Régime et la Révolution. Bonaparte a dit un jour : « j’assume l’Histoire de France, depuis Clovis jusqu’au Comité de salut public ». Il se veut l’homme de la synthèse entre la monarchie et la Révolution. Il a sans cesse cherché un consensus national sans jamais l’obtenir tout à fait. Il a cherché à unifier les notables d’Ancien Régime et de Nouveau Régime. Il a tenté également d’unifier le peuple et l’armée dans la guerre. Aussi, Bonaparte apparaîtra longtemps dans les campagnes, dans le monde ouvrier, dans une partie de la bourgeoisie, comme l’homme des principes de 1789. Malgré l’évolution dictatoriale du régime, les grands principes ont été consolidés : souveraineté de la Nation, égalité devant la loi, devant l’impôt, accessibilité à tous les emplois, respect de toutes les croyances et minorités religieuses (libertés fondamentales). Il a aussi maintenu la séparation des pouvoirs. Il a fondé l’indépendance de la justice avec l’inamovibilité des juges. En cela, il réalise l’essentiel des objectifs de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, même si son régime tend à la dictature. De cela, une grande partie de la société française lui sera gré pendant le XIXe siècle. Enfin, un dernier épisode va contribuer à faire de Bonaparte le dernier représentant de la Révolution française. Cet épisode, c’est celui des Cent Jours en 1815. En effet, Bonaparte, vaincu, avait dû abandonner le pouvoir en 1814 (« adieux de Fontainebleau »). On lui offre une petite île à gouverner, l’île d’Elbe ; en France, c’est la Première Restauration, retour de Louis XVIII. Mais cette Première Restauration accumule les fautes politiques, elle donne l’impression de vouloir revenir à l’Ancien Régime, elle licencie l’armée. Bonaparte décide de revenir d’Elbe. Il débarque le 1er avril 1815 au Golfe Juan et accomplit le « Vol de l’Aigle », retour à Paris en une dizaine de jours. Il emprunte d’abord les routes de montagne (« Route de Napoléon »). A Grenoble, il doit affronter l’armée. Mais sitôt que l’armée voit Bonaparte, elle le suit et se rallie à son ancien chef. L’expédition se termine en triomphe à Lyon, puis à Paris. Pendant trois mois, il va de nouveau gouverner la France. Il se donne des aspects libéraux. Il demande même à Benjamin Constant de lui faire une nouvelle constitution. L’ensemble de la société issue de la Révolution et de l’Empire se rallie à lui, mais l’Europe refuse le retour de Napoléon et il est vaincu par une armée britannique et prussienne commandée par Wellington dans la plaine de Belgique, à Waterloo, le 18 juin 1815. Victor Hugo consacre à Waterloo un chapitre entier des Misérables. Waterloo représente la défaite finale de la Révolution, de la Grande Nation, du rêve insensé de dominer toute l’Europe. Waterloo signe le triomphe de la Grande-Bretagne en Europe et de ses alliés. La France, aux traités de Vienne et Paris, revient aux frontières de 1792. Elle doit abandonner l’idée de frontières naturelles et de frontière sur le Rhin. Quant à Napoléon, les Anglais l’arrêtent et l’emprisonnent à Sainte-Hélène. Il est gardé par une garnison entière et meurt le 5 mai 1821. Cette dernière souffrance grandit encore sa légende, comme un Christ vivant Sa Passion pour la France. La mémoire de Bonaparte est grandie par Sainte-Hélène, et les cendres de Bonaparte reviennent à Paris.