Duhamel Séance 9
Séance 9 : L’Espagne ou le pouvoir dirigé et régionalisé
L’idée là aussi est d’insister sur un contraste : l’Espagne est une démocratie majoritaire altérée par des éléments d’autonomisation régionale.
L’Espagne a réussi à se transformer après une guerre civile et une longue dictature. La guerre civile a entraîné environ 900 000 morts en trois ans, et a été suivie de près de 40 années de dictature.
Aujourd’hui, le système politique est démocratique, et la société est modernisée.
Trois exemples récents de la modernité dans la société espagnole :
- la sécularisation. L’Espagne était traditionnellement l’une des sociétés les plus catholiques d’Europe. Aujourd’hui, seulement un quart des Espagnols croyants se rendent à l’église une fois par semaine, contre 45% des Italiens, ou 84% des Irlandais. Avec le retour des socialistes au pouvoir, l’enseignement religieux a été rendu facultatif à l’école.
- la pleine acceptation de l’homosexualité. En avril 2005, le gouvernement Zapatero a fait accepter le mariage entre couples du même sexe. L’Espagne est le premier pays à reconnaître aux homosexuels exactement les mêmes droits qu’aux hétérosexuels, et ce projet a été accepté par 2 Espagnols sur 3.
- la progression de l’égalité homme-femme. Désormais, plus d’une Espagnole sur deux est active. Le divorce a été légalisé en 1981, l’IVG 1985, et en 2004 avec la victoire de la Gauche, Zapatero a formé le premier gouvernement strictement paritaire.
L’Espagne est devenue un pays d’immigration. En 1986, les étrangers en Espagne représentaient moins de 1% de la population. Désormais, un immigrant sur trois en Europe choisit de l’installer en Espagne, qui comprend 9% d’immigrés dans sa population.
Nous allons essayer de voir en quoi l’Espagne est une démocratie majoritaire régionalisée. Elle l’est à deux points de vue, au niveau institutionnel et politique.
I _ Une monarchie primo-ministérielle
1 _ Une monarchie démocratique
La vraie ruse de l’histoire est celle qui a transformé l’héritier du franquisme en protecteur de la démocratie. Le général Franco avait décidé de supprimer la République, de rétablir la monarchie, dont le caudillo serait à la tête.
En 1941, quand Alfonso XIII décède, Franco déclare 3 jours de deuil national.
En 1947, Franco fait adopter par les Cortes les lois de succession. Elles prévoient que le régime est monarchique, conduit par Franco, qui désignera ultérieurement son successeur, qui devra être espagnol, de sang royal, et prêter serment aux lois fondamentales. L’Espagne franquiste devient une monarchie sans Roi.
Franco rencontre Don Juan, le père de Juan Carlos, qui accepte que Franco dirige l’éducation de ce dernier. En 1969, Franco annonce que Juan Carlos sera son successeur. Les Cortes acceptent ce choix, et Juan Carlos prête serment aux lois fondamentales.
En 1975, Franco meurt, et Juan Carlos lui succède. Dans le testament de Franco, on lit que ce dernier recommandait au peuple de se réunir autour de Juan Carlos, comme il avait été uni autour du caudillo.
Mais Juan Carlos va être l’initiateur de l’évolution démocratique, et le sauveur de ce processus.
Il va l’initier : les procédures franquistes sont respectées. C’est un ancien secrétaire du franquisme, de la phalange, qui devient premier ministre, mais en 1976 est prise la Loi pour la Réforme Politique, qui prévoit la liberté des partis politiques, l’autonomie des régions ( on voit déjà comment liberté politique et régionalisation sont liées ), et l’élection de nouvelles Cortes.
Cette loi est soumise à un vote de ces Cortes, et surtout à référendum populaire.
Le 15 décembre 1976 a lieu ce référendum sur la liberté politique, avec 77% de participation, 94% de « oui ». Un an seulement après sa mort, on voit que l’immense majorité des citoyens veut rompre avec Franco.
Tous les partis sont légalisés. Les premières élections libres ont lieu le 15 juin 1977. Cette Assemblée libre a une fonction constituante, adoptée elle aussi par référendum en 1978.
Juan Carlos a donc été à la source de la démocratisation à la sortie du Franquisme.
Un deuxième moment, dramatique dans l’histoire contemporaine de l’Espagne a été le
19 février 1981, avec le coup d’État de Tejero. Pendant la suite de l’après-midi, on s’est demandé si l’armée allait suivre ce mouvement putschiste.
Juan Carlos décide de faire une allocution en costume de militaire ( chef des armées ) et a appelé les militaires à respecter les principes de la constitution et à se désolidariser du putsch, qui du coup a échoué.
De ce jour, Juan Carlos n’était pas seulement sa première légitimité ( un successeur des Bourbons ), ni sa deuxième ( le successeur désigné par Franco ), ni a troisième
( l’initiateur du mouvement démocratique ), mais bien une autre : le garant de la démocratie dans son pays.
Juan Carlos est constitutionnellement le monarque avec les statuts propres à un chef d’État. La constitution est assez proche de celle de la France.
La grande différence réside dans le fait que tous les pouvoirs du chef d’État espagnol sont soumis au contreseing du président du gouvernement. Le chef du gouvernement décide de contresigner ou non un acte du président.
En France, l’article 19 de la constitution dispense un certain nombre d’actes présidentiels du contreseing.
L’imitation de la France s’arrête là où commence le vrai régime parlementaire. Quand les constituants se sont mis au travail en Espagne, en 1977, ils ont étudié de très près les constitutions européennes, et ont décidé de s’en inspirer, ce qui est une des façons de dire qu’il existe un constitutionnalisme européen.
Sur cette base, le monarque exerce une certaine influence. La constitution lui attribue le pouvoir de représentation dans les relations internationales. Il peut présider le conseil des ministres. Il a hebdomadairement un entretien avec le président du gouvernement.
Mais il ne prend pas de réelles décisions politiques, lesquelles appartiennent au gouvernement. Il est aussi apprécié par son style. Ce n’est pas une monarchie protocolaire, mais plutôt un modernisme démocratique
2 _ Un régime parlementaire rationalisé
La constitution attribue clairement la prééminence à ce que les Espagnols n’appellent ni le chancelier ni le premier ministre, mais le président du gouvernement.
Le gouvernement dirige la politique du pays, et le Président dirige l’action du gouvernement. Cette prééminence accordée au gouvernement s’inspire de la loi fondamentale de l’Allemagne.
Comme le chancelier allemand, le Président du gouvernement est élu par les députés. Le Roi propose un candidat ( avec contreseing du président du congrès des députés ), qui est donc le leader du parti majoritaire. Le congrès des députés doit l’investir à la majorité absolue, en cas d’échec, à la majorité simple, et en cas de nouvel échec, le roi aura recours à la dissolution.
L’élection formelle du chef du gouvernement par les députés est un élément de rationalisation du régime parlementaire, mais pas un élément suffisant. S’y ajoute la censure constructive. Là aussi, l’Espagne a repris le mécanisme fondamental de la rationalisation de l’Allemagne. « Le Bundestag ne peut exprimer sa défiance envers le chancelier qu’en élisant un successeur à la majorité de ses membres » ( art 67 sur la Motion de défiance constructive ). L’article 113 de la constitution espagnole reprend ce mécanisme.
Ceci a pour principale conséquence d’empêcher le succès d’une conjonction d’oppositions disparates. Un gouvernement ne peut pas tomber, parce que des forces elles-mêmes opposées ne sauraient pas s’allier pour renverser un gouvernement.
3 _ Une proportionnelle majoritaire
L’autre facteur qui permet à l’Espagne d’être une démocratie dirigée par son chef du Gouvernement est le scrutin, une proportionnelle majoritaire.
Le choix qui a été fait est celui d’un régime plutôt proportionnel, principalement parce qu’il en va presque toujours ainsi en sortie de dictature. On a vu la même chose dans les pays d’Europe de l’Est, ou en France à l’avènement de la IVe République. Il faut que se reconstitue le paysage politique, et pour cela, il faut une certaine tolérance et ouverture à la diversité des partis.
Si on avait choisi un scrutin majoritaire à la mort de Franco, on aurait inéluctablement favorisé les notables issus du franquisme.
D’autre part, adopter la proportionnelle dans son principe permet de ne pas étouffer le PC.
Enfin, l’Espagne connaissait un certain nombre de partis régionalistes. Le principe d’une représentation proportionnelle était une façon de les associer à la construction de la nouvelle démocratie.
Mais c’est une proportionnelle fortement « majoritarisée », par trois éléments combinés :
- la limitation du nombre de députés à 350.
- l’élection n’a pas lieu nationalement, mais dans une cinquantaine de provinces. C’est donc une représentation proportionnelle « provincialisée ». Donc, le nombre de sièges répartis à la proportionnelle est faible.
- il existe un seuil d’accès à la représentation. Il faut avoir reçu 3% des suffrages pour participer à la représentation., ce qui favorise les grands partis.
Tout cela est constitutionnalisé.
« La constitution n’a pas cherché à introduire la proportionnalité pure, mais une proportionnalité électorale compatible avec une représentation non excessivement fragmentaire. Le processus électoral n’est pas seulement le canal d’exercice des droits individuels, mais aussi un moyen de promouvoir des centres de décisions politiques ».
On voit ici l’équilibre
On a donc une vraie prime majoritaire. La prime majoritaire s’effrite, mais elle reste forte. À partir du moment où le parti socialiste dépassait les 42%, cela lui garantissait une majorité absolue de sièges.
C’est bien cela qui donne un système primo ministériel.
Felipe Gonzalez ( 1982 - 1996 )
José Maria Aznar ( 1996 - 2004 )
José Luis Rodriguez Zapatero ( 2004 - … )
Ce qui est étonnant est que malgré la proportionnelle, les élections espagnoles fonctionnent à la britannique. L’élection des députés fait l’élection du gouvernement.
La différence avec l’Angleterre est que la prime majoritaire est plus faible, et surtout qu’elle ne garantit pas l’obtention d’une majorité absolue de sièges. Les derniers mandats se sont exercés avec une majorité relative.
Pourquoi est-ce que le système fonctionne malgré cette absence de majorité absolue ?
II _ Une démocratie régionalisée
1 _ La consécration des autonomies
C’est une monarchie rationalisée institutionnellement, c’est ce que l’on appelle la constitution des autonomies. Historiquement, l’Espagne est un pays qui a été assez peu centralisé, qui a respecté une diversité administrative, qui n’a pas fini son uniformisation linguistique.
Et d’autre part, c’est un pays dans lequel les nationalismes régionaux ont été les vecteurs principaux de la lutte contre le Franquisme « ¡ Una, grande, libre ! »
La répression de toutes les formes de culture régionale sous Franco atteignant des extrémités, qui dépassaient de beaucoup la lutte contre les opposants politiques.
L’avènement de la démocratie a été de pair avec la reconnaissance des autonomies. On a dans la constitution l’idée d’une « nation espagnole avec des nationalités ».
On a dès 1977 accordé des statuts de pré autonomie à la Catalogne, au Pays Basque et à la Galicie.
C’est seulement au terme de la procédure locale d’élaboration d’autonomie que les Cortes vont l’approuver.
Dans chacune des communautés, on a des assemblées, et un président de gouvernement, élu par l’assemblée, avec un tribunal supérieur de justice. On est presque dans un fédéralisme à l’Allemande.
Les CCAA ont des compétences accordées dans 22 matières, qu’elles peuvent exercer si elles le veulent. On a pu dire que « L’Espagne était il y a 20 ans l’État le plus centralisé d’Europe, et qu’il est maintenant le plus décentralisé ».
2 _ Un double système partisan
Il existe un sous-système politique basque, et catalan. C’est-à-dire que les partis nationalistes sont suffisamment puissants pour avoir une certaine représentation nationale on a à la Chambre des députés des élus catalans ou basques, et dans ces CCAA, le parti nationaliste peut être le parti le plus puissant, comme c’est le cas au Pays Basque, avec le Partido Nacionalista Vasco.
On n’a pas une distinction droite-gauche, mais parti national, parti régional. On distingue les « espagnolistes » des autonomistes.
Il y a la même existence d’un sous-système de partis en Catalogne. On a le PP, et le CIU ( Convergence et Unité ), qui est l’un des principaux partis catalans. Le PP est relativement faible, parce que l’essentiel de la droite et du centre votent pour le parti autonomiste. À gauche, le Parti Socialiste Catalan est une sous branche du PSOE, et s’oppose au mouvement indépendantiste catalan, l’ERC, qui doit sa progression au vote des plus jeunes en Catalogne.
Conclusion :
Tant que ce double système de partis connaîtra une prééminence nationale, tant que le système de partis nationaux comptera plus, que le PP et le PSOE approcheront la majorité des sièges, le système politique ne sera pas menacé.
Mais s’il doit y avoir une croissance des partis périphériques, autonomistes, alors le système politique espagnol pourrait imploser, parce qu’il n’y aurait plus de consistance majoritaire possible.
Même lorsque les institutions fonctionnent, encore faut-il que subsiste une unité et une cohérence nationale des comportements politiques.